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Des p’tits dessins pour faire travailler le cerveau

Squish, squish. Le crayon-feutre patine sur le papier. L’encre embaume. La musique gambade en arrière-plan. La petite Anne-Marie Coallier regarde son père, Jean-Pierre, penché sur sa grande table à dessin. Elle ne se doute pas que dans quelques dizaines d’années, c’est ensemble qu’ils créeront des cahiers d’exercices pour des patients du CHUM ayant survécu à un AVC.

Si la question des AVC leur tient à cœur aujourd’hui, c’est parce que Jean-Pierre en a été victime. Figure marquante du show-business québécois, il aligne encore les mots à la radio quand, un soir de 2009, il se retrouve soudainement aphasique. Les symboles sur le clavier du système d’alarme de sa station de radio s’entremêlent. Inquiet, il réussit à joindre son fils Pierre-Paul par la composition automatique sur son téléphone. Mais les mots se bousculent sur ses lèvres, incompréhensibles. Pierre-Paul comprend que quelque chose de grave est en train de se passer. Vite, une ambulance — et Jean-Pierre se retrouve à l’Hôpital Notre-Dame du CHUM. « Et là, raconte-t-il avec cet humour qui ne l’a jamais quitté, ça a été 15 jours de Club Med avec du jello de toutes les couleurs! »

Retrouver la parole avec La Fontaine

L’intervention médicale a sauvé Jean-Pierre. Il n’en gardera aucune séquelle physique. À son premier réveil, seules l’aphasie et quelques difficultés avec sa mémoire et son équilibre révèlent l’atteinte neurologique subie. Il s’inquiète : son cerveau fonctionne-t-il encore normalement?

Le sac avec lequel il est entré à l’hôpital est sur sa table de chevet. Avec fébrilité, Jean-Pierre y prend un cahier, une plume. « J’ai commencé à dessiner des p’tits bonhommes. Et à écrire des chiffres. Des dates. Ça sortait tout croche. » La réadaptation prendra six mois. Il en passera, des heures et des heures, à réapprendre à parler, récitant des fables de La Fontaine, crayon entre les dents pour améliorer sa diction et retrouver les mots égarés par l’AVC!

Bien qu’il ait récupéré son éloquence et son riche vocabulaire, l’octogénaire cherche encore un mot ici et là. « Excusez-moi, chers auditeurs, rigole-t-il en se penchant vers le micro qui enregistre ses propos, on boit du rhum, il est 8 h du soir, je cherche mes mots. » Bienveillante, Anne-Marie lui souffle le mot récalcitrant, et l’on revient au sujet principal de notre rencontre : ses p’tits dessins, comme il dit.

Dessin et radio, deux passions

De son propre aveu pas très doué à l’école, Jean-Pierre se débrouille bien en dessin. Suffisamment, du moins, pour que ses camarades lui passent des commandes pour le cours de dessin. « Je faisais des p’tits bateaux, des p’tits bonhommes, et la semaine suivante le prof disait : “Vos beaux dessins se ressemblent tous. Eh, Coallier tu as travaillé fort!” “Non-non-non, que je disais, c’est pas moi!” ».

Après l’école supérieure, il étudie aux Beaux-Arts. « Je faisais des p’tits bonhommes en cartoon, et eux voulaient du Van Gogh… Je faisais ça en attendant de réussir à entrer à la radio ». Il faut dire que Jean-Pierre savait à peine parler que déjà il « jouait à la radio », à l’arrière du restaurant-dépanneur de ses parents. Il réussit enfin, à force de détermination, à dénicher un premier poste dans une station bilingue, à Sudbury, en Ontario. Adieu les Beaux-Arts, bienvenue la carrière dont il rêvait! Son nom voyagera dans les grandes stations radio (il en a d’ailleurs acheté plusieurs) et à la télé. Il prête encore sa voix à des campagnes publicitaires.

Sa passion pour le dessin porte aussi fruit vers la fin des années 60. Pendant une dizaine d’années, il devient caricaturiste (« Je leur vendais mes p’tits dessins 10 piastres! » se souvient-il en riant) pour le quotidien Montréal-Matin. Ses images présentent souvent un personnage sans nom, un petit balayeur, qui commente l’actualité. C’est l’époque des crayons-feutres dans la maison, des jeux et des bricolages avec les quatre enfants de la maisonnée. Une époque qui a influencé Anne-Marie, devenue graphiste professionnelle. « On a toujours dessiné dans la famille, explique-t-elle, et il m’arrive encore d’être étonnée de cette chance que j’ai de faire ce métier ».

Des p’tits dessins pour le parcours LOCOMOTIVE

À l’occasion d’un suivi avec Jean-Pierre, la Dre Nicole Daneault, neurologue vasculaire et directrice médicale du programme de santé neurovasculaire au CHUM, lui parle du parcours LOCOMOTIVE, qu’une équipe multidisciplinaire est en train de mettre sur pied. Créé pour stimuler le rétablissement durant le séjour à l’hôpital, le parcours LOCOMOTIVE propose des exercices et des stimuli externes, par le biais d’affiches et d’images, pour réapprendre à fonctionner après un AVC. Le projet est né à l’initiative de la Dre Céline Odier, neurologue vasculaire.

La Dre Daneault connaît le passé artistique de Jean-Pierre. Elle lui demande de mettre son talent au service du projet et de lui inventer une mascotte. Il accepte volontiers, promettant une dizaine de dessins. « Mais, relate la neurologue, M. Coallier s’est lancé dans une production inattendue de caricatures et de dessins pour faire sourire, réfléchir, travailler et encourager ceux et celles qui ont, comme lui, subi un AVC ». C’est parmi une soixantaine d’œuvres qu’il faudra choisir celles qui iront sur les murs du parcours pour son inauguration, en 2019!

Et qui donc est la mascotte du parcours LOCOMOTIVE? Un personnage inspiré du petit balayeur de Jean-Pierre, et dont il espérait raconter l’histoire (une histoire d’AVC…) dans un livre! Mais l’histoire de Jules — puisque c’est ainsi qu’il a baptisé son héros — ne s’arrête pas là.

Des cahiers pour rallumer le cerveau

Les affiches, c’est bien, mais des cahiers d’exercices ludiques pour les patients ayant subi un AVC seraient encore mieux, se dit Jean-Pierre. L’idée enthousiasme les docteurs Daneault et Odier. Anne-Marie se lance dans l’aventure avec lui. « Ce n’est pas mon premier projet avec mon père : j’en ai fait, du graphisme, pour lui! Il avait toujours plein de projets, et ça a toujours été plaisant de jaser de nos idées ensemble. »

Derrière chacune des 160 images retenues pour le projet (et divisées en quatre cahiers) se trouvent des heures de réflexion, de dessin, de mise en page, de révision, de correction. Les cahiers, imprimés en quantité limitée, sont distribués aux patients du CHUM qui peuvent en retirer le plus de bénéfices. Chaque page invite à la réflexion, à la recherche d’informations peut-être perdues dans le dédale des neurones affectés. Le tout est réalisé avec simplicité et humour, à l’image du dessinateur.

Quelques centaines de dessins dorment encore dans le tiroir, prêts à être édités dans de nouveaux cahiers ou dans ce livre dont il rêvait il y a quelques années! « Je me suis pris au jeu et je ne pense qu’à ça, s’amuse Jean-Pierre. Je nage et je dessine! Quand je vais rentrer à la maison ce soir, c’est ce que je vais faire : dessiner. » Toute une passion, qui a donné le tournis aux neurologues : « Jean-Pierre Coallier nous a impressionnés par son enthousiasme et son énergie débordante, dépassant nos attentes, si bien que c’est nous qui n’arrivions pas à le suivre! », souligne la Dre Odier.

On fait ça pour le bonheur de le faire. Je le fais comme on ferait du jardinage. Je m’installe, le soir, je nettoie les dessins de papa à l’ordinateur, je tourne les pages, et ça se transforme. — Anne-Marie Coallier

Souvenirs des Antilles

Jules a désormais une compagne, Célimène, qui tient son nom d’une chanson antillaise populaire des années 70. Ah, la Guadeloupe, la bien-aimée de Jean-Pierre (après sa Yolande, tendre moitié de toujours)! Il s’agit de parler du moulin bicentenaire qu’il y possède pour que les souvenirs de famille abondent.

« Tenez, regardez s’il est beau », dit-il en sortant son cellulaire pour y trouver des photos. Et de raconter l’histoire d’un vol improvisé aux côtés du chanteur Robert Charlebois vers les Antilles, de son soudain amour pour l’île. Et de relater l’histoire du mariage de voisins qui a eu lieu au moulin… Anne-Marie y a passé toutes ses vacances. « Tiens, le dernier cocotier que tu as planté; tu te rappelles son nom? » demande-t-elle. « Ah oui, c’est l’Arbre du voyageur! » Et de repartir avec d’autres beaux souvenirs…

Autour de son moulin, raconte Anne-Marie, son père a planté des cocotiers comme il fait des p’tits dessins de Jules aujourd’hui : avec passion. Une magnifique cocoteraie mature entoure désormais le moulin. Comme les cocotiers, Jules et Célimène risquent fort de continuer à prendre de l’ampleur!

Que diriez-vous de votre père, Anne-Marie? « Que je l’aime! », répond-elle avec empressement en le regardant dans les yeux.

On devinait déjà sa réponse, n’est-ce pas?

Parcours LOCOMOTIVE — Montez à bord!

Pour en savoir davantage sur le parcours LOCOMOTIVE (conseils, exercices, etc.) et sur l’AVC, rendez-vous sur la page Web du parcours. On y trouve aussi une vidéo qui explique son fonctionnement… Et vous y verrez quelques-unes des œuvres créées pour le parcours par Jean-Pierre Coallier.